A Black Coffee, please !

Black Coffee est un titre énigmatique évoquant aussi bien une boisson énergisante, jadis considérée comme exotique, un espace de rencontres, d’échanges, de paroles et même pour certains un lieu de tournage. En effet, les scènes immortalisant les cafés et particulièrement parisiens ne sont pas rares dans l’histoire(s) du cinéma. Il apparaît parfois même dès le titre à l’instar du long-métrage de Jim Jarmusch sobrement appelé Coffee & Cigarettes. N’est-ce pas là, un beau concentré de notre existence ? Il s’est rapidement imposé comme le lieu culte d’une génération de cinéastes et selon les propos de Jean Renoir repris par Eric Rohmer : “si ce que nous observons au cinéma ressemble à ce que nous voyons dans les cafés, mieux vaut aller au café où les sièges sont bien plus confortables”. Rendez-vous au café ! Cet endroit fréquenté par de nombreux réalisateurs dont les “jeunes turcs” de la nouvelle vague qui l’envisagent comme le contexte idéal pour livrer un instantané de leur époque.

Tantot considéré comme banal objet, dont la consommation nocturne excessive permettrait de rêver plus vite (1), simple décor ou encore véritable sujet de composition, la liste de ses apparitions cinématographiques ne saurait être exhaustive. Cette sélection arbitraire permet tout de même d’en honorer certaines et de laisser échapper un sourire en pensant notamment au dialogue attendrissant entre Angela (Anna Karina) et Alfred (Jean-Paul Belmondo) buvant des Dubonnets, chez Marcel, rue du faubourg Saint-Denis (Une femme est une femme, 1961) (2) puis de cette même Anna (Karina) faisant de la philosophie sans le savoir en conversant avec un inconnu (Brice Parain) dans un café de la place du Chatelet (Vivre sa vie : film en douze tableaux 1962) (3), du madison improvisé d’Odile (Anna Karina), Arthur (Claude Brasseur) et Franz (Samy Frey) dans un café de la porte de Vincennes (Bande à Part, 1964) (4) ou encore des longues discussions, analyses, prises de conscience et regards critiques sur la situation politique de la France au milieu des années soixante (et donc annonciateurs de Mai 68) lors des rendez-vous de Paul (Jean-Pierre Léaud) et Robert (Michel Debord) dans les cafés de Montparnasse ou de Paul et Madeleine (Chantal Goya) au bar de la Locomotive près de la place Clichy (Masculin Féminin, 1966) (5).

Puis, vient le retour à la pellicule couleur avec Made in USA dans lequel Marianne Faithfull interprète gracieusement son tube de l’époque As Tears Go By. C’est également l’opportunité rêvée de filmer en panoramique Paula (Anna Karina) échangant pour la première fois quelques regards avec l’étincelant Donald incarné par Jean-Pierre Léaud (Made in USA, 1966) (6) et dans lequel Paula (Anna Karina), un barman (Marc Dudicourt) et un ouvrier (Rémo Forlani) tentent de définir le lieu qui les entourent. “C’est quoi un bar ? Un bar, c’est un endroit, enfin je veux dire c’est une pièce, enfin c’est à dire c’est plusieurs personnes réunies sous le regard d’un barman et puis c’est aussi une salle dans laquelle on verse des liquides, enfin c’est à dire, c’est à la fois plusieurs personnes réunies sous le regard d’un barman et puis c’est aussi une salle (Barman). Un bar ne peut pas être deux choses à la fois. Est-ce que mademoiselle peut être à la fois une femme et un crocodile ? (Ouvrier) … Et puis, et puis quatre murs qui entourent un bar, un plancher sous nos pieds, un ouvrier et moi Paula. (Anna Karina)”. (7)

Sans oublier, le magistral Deux ou Trois choses que je sais d’elle (8) tourné en même temps et sorti en salles l’année suivante. À l’occasion duquel, Jean-Luc Godard immortalise par une succession de plans rapprochés, des effets de mousses en mouvement, des tourbillons laissant apparaître des globules sur fond noir, des nébuleuses créées par le sucre tombant dans le café et même le scintillement de bulles se transformant peu à peu en atomes, voire en galaxie. Une voix-off (9) commente les variations du liquide filmé en plein-écran et nous invite à considérer les limites de notre langage, de notre monde et par là-même l’apparition de notre conscience. Véritable initiation à la métaphysique, cette confrontation intérieur/extérieur projette subtilement l’analyse de notre existence à travers une simple tasse de café.

Ainsi, Black Coffee peut se matérialiser sous de multiples formes mais c’est avant tout cet objet devenu titre d’exposition qui résonne aujourd’hui comme le personnage principal d’un film en train de se faire. Un métrage d’une durée indéterminée découpé en plusieurs tableaux se déroulant du quatre octobre au premier novembre deux mille quatorze dans l’intérieur jour d’un atelier situé au numéro vingt-cinq de la rue du Moulin Joly dans le Onzième arrondissement de Paris. Et, nous ne serions pas si surpris d’apercevoir Jean-Pierre Léaud rentrer soudainement pour commander un café noir s’il vous plaît et philosopher avec nous sans le savoir…

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1. Avant de décrocher j’en buvais toutes les nuits, jusqu’au moment de me coucher, pour me faire rêver plus vite, comme les voitures d’Indianapolis devant les caméras... GZA, The Genius, membre du Wu Tang Clan, Coffee and Cigarettes, Jim Jarmusch, 2003.
2. http://www.youtube.com/watch?v=7hPjrdHzq0k
3. http://www.youtube.com/watch?v=IFZjcwREpVA
4. http://vimeo.com/32560244
5. http://www.youtube.com/watch?v=9Df3yW1mN6M
6. http://www.youtube.com/watch?v=mXD8l8JFk6E
7. http://www.youtube.com/watch?v=2mIuR6zOwF0
8. http://vimeo.com/6308715
9. Il s’agit ici d’un élément caractéristique des films associés à la nouvelle vague. La voix-off est assurée par Jean-Luc Godard apparaissant dans les crédits du générique de fin.