Deux ou trois choses que je sais d’elle ...
À l'occasion de Florilège, vol 1. Sangama. Une proposition de Raffaella della Olga, Jérôme Dupeyrat, Camila Oliveira Fairclough et Angeline Ostinelli,  2017.

Mystère sur le sujet même de cet énoncé. S’agit-il vraiment d’une phrase ? Faut-il la considérer au pluriel ou au singulier ? Elle ne révèle ni son auteur, ni son étendue et fait régner une spéculation sur son narrateur. Quelle serait donc sa suite dans les idées ? La première apparition de ce titre, fût sous forme d’un film 35mm, couleur, d’une durée de 95 minutes, sorti en salles le 17 Mars 1967, classé tout public, art et essai. Un long-métrage dont le générique par des mots incrits en bleu, rouge, vert, blanc, sur tableau noir nous disait : Apprenez en silence deux ou trois choses que je sais d’Elle. Elle, la cruauté du néo-capitalisme. Elle, la prostitution. Elle, la région parisienne. Elle, la salle de bains que n’ont pas 70% des français. Elle, la terrible loi des grands ensembles. Elle, la physique de l’amour. Elle, la vie d’aujourd’hui. Elle, la guerre du Vietnam. Elle, la call-girl modern. Elle, la mort de la beauté moderne. Elle, la circulation des idées. Elle, la gestapo des structures. Elle c’est Marina Vlady, de son vrai nom Catherine Marina de Poliakoff-Baïdaroff, née dans la moderne banlieue parisienne. Une actrice à qui son réalisateur n’adresse plus la parole, lui donnant des ordres à travers un système de micro-oreillette. (1) Pour le reste, c’est Raoul Coutard - directeur de la photographie, figure de l’ombre et pourtant emblématique de la vague nouvelle - qui la dirigera. Elle n’aura aucune possibilité d’improvisation, excepté la superbe scène bleu, rouge, blanc - triolisme exposant un espiègle enfant sautant joyeusement sur son lit. Elle, c’est aussi, la peinture. Celle des mots, des choses, qui défilent dès l’introduction du film par delà les techni-couleurs emblématiques du cinémascope. Cet agencement d’objets, de produits, cette composition dans un lit ou encore dans l’herbe et la pure évocation de cette époque du plein emploi, pleine production, pleine consommation. Le leurre des années fastes !

En 2005, Olivier Mosset (ancien composant acronymique de BMPT) publie un recueil de textes et entretiens qu’il nomme : Deux ou trois choses que je sais d’elle… Il fait succéder trois points de suspension au titre godardien. L’assemblage de textes provenant d’auteurs et sources diverses, développe une réflexion sur la peinture abstraite (et parfois même géométrique), européenne, outre-atlantique, son inscription dans le temps, mais aussi le statut même du peintre et de ses actions. Pourquoi peignez-vous ? Pour essayer de comprendre ; si je fais un signe c’est pour tenter de le comprendre. (2) Pourquoi réutiliser ce titre, ce signe ? Que révèle la nécessité de suspendre l’initial ? Est-ce pour énoncer que ce pronom féminin semble tout autant nous inclure, que l’inverse ? Lors d’une visite d’atelier avec Camila Oliveira Fairclough, peintre - et même typographe pourrions-nous dire, tant l’écriture (et notamment via les mots qu’elle détourne en motifs) joue une place prépondérante dans son œuvre - l’artiste évoque l’ouvrage. Le titre me reste en mémoire, pour sa dimension cinématographique bien sûr, mais aussi pour sa référence aux années prospères. Je lui emprunte le recueil. Il quitte provisoirement sa bibliothèque, et se déplace ainsi d’un studio à un appartement. Je l’oublie.

Reviens à lui, bien plus tard, persuadée qu’Olivier Mosset a volontairement emprunté ce titre à Jean-Luc Godard. Après consultation, l’inventaire fait état d’une absence totale de citation. Une appropriation anonyme en somme, malgré un parfait chevauchement des temporalités. En effet, le tournage de Deux ou trois choses que je sais d’elle eut lieu en 1966, même année que les premiers textes de l’éponyme recueil. Ainsi, seul persiste, cette suite de points laissant flotter l’ambiguïté de la vague correspondance. Ou peut-être, cette figure allégorique dans une phrase à la fin du texte au cours de laquelle le peintre suisse pourrait évoquer à la fois la peinture moderne, mais aussi l’observation des mutations de la vie moderne initiée par le cinéaste. […] Un tableau – ce panneau derrière le poste de télévision […] (3) Un écran pourrait donc en cacher un autre. Et pourtant, quelque chose résiste dans mon esprit. Il est impossible de se résoudre à si peu. Peut-être parce qu’Elle c’est sans doute, tout cela à la fois, bien plus ou rien de moins. Le plaisir du texte.

Ce sont ces livres qui apparaissent à l’écran, devenus acteurs à part entière. Incarnés par la subtile incantation de Messieurs Bouvard et Pécuchet. Bouvard prend des livres au fur et à mesure, en lit un court passage que Pécuchet note […]. Bouvard (alias Claude Miller ou peut-être s’agit-il de Jean-Patrick Lebel) lisant « La rose m’intimide, elle ne rit jamais. » (Autre livre, toujours au hasard). « Du bout de ses cheveux trempés dans l’eau, la jeune gardienne de la porte mouilla d’abord les paupières, puis les lèvres et les doigts… » Sans oublier Un remède à la mélancolie de Ray Bradbury lu par Anny Duperey dans son lit. (4) Un auteur que nous connaissons peu ou mal, signataire d’un superbe hommage à la lecture qui fût adapté à l’écran par l’ancien ami de la vague, François Truffaut. (5) Il s’agit de Farenheit 451, exacte température pouvant faire disparaître les pages, le texte, le savoir commun.

Vous l’aurez compris, Elle c’est ici, pendant, avant et après tout, la lecture… Celle d’un florilège de manuscrits, séries noires ou romans nouveaux. L’ensemble de ces textes évoqués dans un atelier, un intérieur, que l’on prête, se retrouvent volés à des comptoirs de bars (La vie devant soi nous avait-on dit), ou encore oubliés dans le métro sur une banquette précipités de sortir du tube.

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1. En effet, peu avant le début du tournage, Jean-Luc Godard fasciné par la jeune femme, la demande en mariage. Elle refuse poliment. Le réalisateur ne lui adressera plus aucune parole par la suite.
2. Deux ou trois choses que je sais d’elle… Olivier Mosset, Écrits et entretiens, 1966-2003, Edités et présentés par Lionel Bovier et Stéphanie Jeanjean. 2005, 320 pages, 17 x 24 cm
3. Ibid
4. Jean Luc Godard, 2 ou 3 choses que je sais d’elle, découpage intégral, p.84, Seuil/Avant Scène Cinéma.
5. Dans les commentaires publiés à la fin du découpage intégral évoqué ci-dessus, le lecteur fanatique trouvera un texte de François Truffaut. En qualité de producteur du film, il signe un hommage sobrement appelé La savate et la finance, ou deux ou trois choses que je sais de lui, dans lequel nous pouvons lire : « Même ceux qui haïssent Godard, assis dans l’ombre devant un de ses films, eh bien ! Même s’ils n’en comprennent pas une broque, je vous garantis qu’ils n’en perdent pas une miette. Je veux dire par là, qu’à la façon dont l’O.R.T.F, se livre à des sondages pour déterminer l’importance d’écoute des émissions si l’on pouvait mesurer l’intensité d’une salle pendant la projection d’un film de Jean-Luc Godard, on s’apercevrait qu’il sait se faire écouter et regarder comme personne. Il a tué pour son compte les deux ou trois pires choses que je sais du public : l’indifférence polie, l’intérêt vague, la condescendance amusée. […] Jean-Luc Godard deviendra-t-il plus populaire que le Pape, donc juste un peu moins que les Beatles ? C’est possible.