Que se passe-t-il lorsqu’en suivant le lapin de la pleine lune, on tombe sur une langue presque morte ou mourante ? Seulgi Lee, galerie Jousse Entreprise, 2017.

Que se passe-t-il lorsqu’en suivant le lapin de la pleine lune, on tombe sur une langue presque morte ou mourante ? Quelle différence cela fait-il d’ailleurs et quel serait donc ce dialecte en voie de disparition ? Un mythe de la période pré-hispanique (similaire à une croyance coréenne) raconte que les Mexicains étaient convaincus de la présence d’un lapin allongé dans la lune. Il était pour eux la raison des cratères lunaires et venait en obscurcir l’éclat afin qu’il soit moins brillant que le soleil. Outre l’opposition entre les deux astres, l’animal vient ici signifier notre désir obsessif de vouloir apercevoir une forme dans n’importe quel (abstrait) paysage s’offrant à nous.

Par huit lettres capitales et un mot inventé dont l’inspiration provient de formules votives, DAMASESE nous invite à découvrir des signes animés et leurs contraires. Il se joue de nos velléités à reconnaître (ou pas) une lettre, un langage dans son apparat le plus primitif. À commencer par l’ixcatèque provenant de la région d’Oaxaca au Mexique. D’origine pré-hispanique (et donc contemporain de l’allégorie évoquée plus tôt) ce langage oto-mangue est devenu rare puisque pratiqué par moins de dix personnes. Il a la particularité de ne pas avoir d’écriture et s’inscrit par là-même uniquement dans le présent ou son enregistrement. Intriguée par cet immatériel héritage, Seulgi Lee prend ce point de départ pour établir un échange avec une communauté de vannières basée à Santa María Ixcatlan, nommée Xula (signifiant Ixcateco en Ixcateco = une belle tautologie). Pour ce faire, elle a observé des journées entières leurs techniques de tressage de paniers tout en découvrant cette langue inconnue. De cette expérimentation et acclimatation sont nées des “tenates“ hybrides (ou hybridées d’ailleurs) s’allongeant simultanément à un mot prononcé ou l’association de celui-ci avec une ligne. Au même titre que la disparition du lexique, les phrases sont devenues rares car peu d’habitants communiquent réellement dans cette langue, certains en connaissent un mot ou deux créant de fait un bégaiement ou des sentences sans accords, voire sans verbes. Un peu comme quand vous apprenez la langue des signes (notez qu’elle est différente dans chaque pays) et que vous savez uniquement signer les lettres, difficile de tenir une conversation dans ces conditions !

La forme du panier serait dictée par un champ de forces en dialogue avec le matériau certes, mais aussi le mot. À ce propos Tim Ingold confirme que : “l’action [sous entendu le tressage] possède une qualité narrative, au sens où tout mouvement, comme une ligne dans l’histoire, se déploie en rythme à partir du mouvement précédent tout en anticipant le mouvement suivant.“ Dans un ouvrage précédent, l’anthropologue britannique analysait déjà l’origine du rapport entre ligne, tissage et texte. Selon lui : “La ligne formée sur une surface préexistante […] est la trace d’un mouvement, celle que l’on voit sur une surface qui a été tissée au moyen de fils – comme celle de la couverture – se développe de manière organique, dans une direction, par la répétition des mouvements transversaux et de va-et-vient qui vont dans l’autre direction. Cette distinction donne aussi une clé pour comprendre le rapport entre tissage et écriture. La dérivation commune, […] des mots « texte » et « textile » venant de taxer, « tisser », l’écriture qui généralement se définit par l’inscription de traces sur une surface, a pu s’inspirer du modèle du tissage.“ Les “néo-tenates“ proposent elles aussi un “néo-dialecte“ autonome (ou une “néo-monnaie“ d’échange comme le sont déjà les feuilles de palmier tressées) dont les premières syntaxes sont ces structures anthropomorphiques à la typologie apparentée à certaines fleurs exotiques. Notamment les plantes carnivores tropicales répondant au nom de Nepenthes, existant sous forme de diverses variétés et particulièrement dans les montagnes de l'État du Meghalaya en Inde. Soclées sur des structures en tiges de métal, ces paniers grégaires (comme des flamands roses) proposent de nouveaux signes construits sur un savant jeu du dedans, dehors, contenant, contenu, tant horizontal que vertical. Des urnes nouvelle génération, en quelque sorte ! Et pourquoi pas l’autre signification de Nepenthes se référant à Homère via le souvenir du breuvage que Pâris donna à boire à Hélène après son enlèvement pour lui faire oublier son pays natal ? Par l’ensemble de leurs points, angles et attitudes quasi-corporelles, ces “néo-petates“ s’apparentent d’ailleurs à des constellations astronomiques au fort potentiel imaginatif : “Ndanga (Il est mou comme un téléphone), Uburo (Ici et là les chevaux roses hénissent), Tundu (Le fou a un nez cassé bleu/vert), Sa Kuane ratue (Manger l’oeuf), ou encore Guashunga (Une jeune fille bien coiffée)“.

Voici les adages devenus poèmes, tout comme dans les “nubi(s)“ réunis sous l’unité syllabaire “U“ au son commun entre idéogramme chinois et phonogramme coréen. Ces sculptures votives composées de couleurs vives, flamboyantes, polychromatiques du recto jusqu’au verso, ou bien noires et blanches (celle-ci interprêtent plutôt des croyances ambigües ou négatives, mais aussi des cauchemars), sont savamment orchestrées selon la géomancie chinoise (appelée wuxing) . Ainsi, elles établissent potentiellement un système de correspondances et corrélations basé sur une liaison entre l'ordre cosmique des choses et social des hommes. Sous la présente suite picturale, elles stimulent notre pouvoir de libre association entre image et langage, processus dans lequel l’image devient aussi juste (et non pas juste une image) qu’un proverbe à part entière. Voyez par vous mêmes ! “U : Comme un fantôme qui chante en poussant des cris aigus. = Un événement incroyable“ ou encore “U : En pleine mer, une tortue aveugle tombe sur une planche trouée pour y glisser la tête afin de respirer. = Un fait rarissime”, mais l’événement le plus surprenant aujourd’hui, n’est-ce pas le langage devenu aussi performatif que la lecture ?